La liturgie du carême, telle que nous la vivons, a été conçue et organisée à Rome au début du Ve siècle en référence à deux groupes de chrétiens qui pendant ces six semaines se préparaient à la fête de Pâques : d’une part, les catéchumènes, ou candidats au baptême, qui seraient baptisés au cours de la Vigile pascale ; d’autre part, les pénitents, coupables de fautes graves, exclus de la communauté et de la communion, qui seraient réconciliés le jeudi saint et pourraient communier à Pâques. Saint Léon, pape de 440 à 461, écrit que « sur toute la surface de la terre des milliers d’hommes se préparent à la régénération dans le Christ », et en même temps « ceux qui sont tombés se lavent dans les larmes de la pénitence pour être admis aux remèdes de la réconciliation », itinéraire parcouru aussi bien par les catéchumènes en quête d’illumination que par les pénitents en quête de réconciliation. L’évangile de la Tentation est une vigoureuse invitation à dénoncer Satan et à proclamer la foi au seul Dieu.
En ce premier dimanche, l’Église nous fait entendre chaque année le récit mystérieux de la tentation de Jésus au désert : récit développé de façon semblable par Matthieu et par Luc, mentionné en une ligne par Marc. Bien sûr, on peut se demander d’où les évangélistes tiennent leur information, puisque nul témoin n’a assisté à cette confrontation de Jésus avec le Tentateur.
Quoi qu’il en soit, les trois synoptiques assurent que Jésus a jeûné pendant quarante jours. On comprend que l’Église, lorsqu’elle établit le jeûne de quarante jours du carême, se réfère à cet évangile qui donne le modèle et presque l’institution du carême chrétien. L’Eglise nous renvoie aussi au drame de la première tentation. Tandis que le premier couple a succombé à la tentation, le Christ et ceux qui le suivent ont la force de résister. L’enseignement vaut pour les catéchumènes qui lors de leur baptême auront à renoncer à Satan ou plus exactement à le dénoncer ; il vaut pour les chrétiens qui se reconnaissent pécheurs et vivent le carême comme un temps de conversion, de pénitence pour leurs fautes, d’effort pour ne plus succomber à la tentation ; et il vaut pour tous ceux qui entrent dans ce temps de carême avec la volonté de se libérer des puissances du mal pour suivre le Christ plus fidèlement.
Le processus de la tentation est le même au paradis ou au désert : il s’agit d’un dialogue entre deux voix, la voix de Satan le Tentateur et la voix de Dieu le Créateur. « Écoute ma voix », dit Satan. « Écoute la parole de Dieu », répond Jésus. Ève elle-même réplique timidement au serpent : « Dieu nous a dit de ne pas manger des fruits de cet arbre. »
Derrière ces deux voix, sont présents deux Esprits : d’une part, l’Esprit de Dieu qui est descendu sur Jésus lors de son baptême sous l’aspect d’une colombe et qui maintenant le conduit au désert pour être tenté (Mt 4, 1) ; d’autre part, l’Esprit du mensonge et de la désillusion, qui au paradis s’était glissé sous l’apparence d’un serpent, le plus rusé de tous les animaux (Gn 3, 1), qui avait réussi à tromper Ève et qui échoue ici à tromper le Christ par ses promesses mirifiques et fallacieuses.
Ce processus de la tentation se renouvelle pour chacun de nous. Si nous n’entendons pas clairement la voix de Dieu ou celle du Tentateur, nous savons très bien que Dieu nous a donné son Esprit Saint dans les sacrements de baptême et de confirmation, que dans l’eucharistie nous recevons le corps du Christ pour recevoir aussi son Esprit. Et, par ailleurs, nous savons tout aussi bien que celui qui est « menteur et père du mensonge dès l’origine » (Jn 8, 44) nous propose chaque jour un fruit séduisant, une expérience nouvelle à tenter, qui fera de nous un petit dieu, autonome et suffisant. Pourquoi accepter des interdits qui nous sont imposés de façon arbitraire par une autorité contestable et qui limitent notre liberté ?
Cet évangile de la tentation de Jésus, à l’entrée du carême, et ce rappel de la tentation d’Adam et Ève, sont une invitation à vivre ces quarante jours comme un temps de combat lucide entre deux Esprits qui nous habitent, entre deux inspirations qui nous poussent dans nos choix quotidiens. Allons-nous être séduits par une publicité mensongère, qui nous promet la satisfaction de tous nos désirs égoïstes, ou bien nous préparons-nous à la profession de foi que nous ferons dans la nuit pascale : « Je crois en Dieu et je veux vivre dans la liberté des enfants de Dieu, je crois en Jésus-Christ et je veux le suivre, je crois en l’Esprit Saint et je veux me laisser guider par lui. » ?
Chaque jour dans le Notre Père, nous demandons à Dieu : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation » (ou, ne nous soumettez pas…) Pourquoi Dieu voudrait-il nous soumettre à la tentation ? Une autre version demande : « Préserve-nous de la tentation ». On peut redouter la tentation. On peut aussi la souhaiter, comme une occasion de vérifier sa capacité de résister, de combattre et donc de grandir. Pourquoi l’Esprit qui a conduit Jésus au désert pour y être tenté ne voudrait-il pas nous conduire nous aussi dans cette arène où il ne nous laissera pas seuls ? Je peux être tenté, mais je peux aussi tenter de dépasser mes limites. La tentation ne sera-t-elle pas pour chacun de nous l’occasion de nous tendre davantage vers la fête de Pâques ? Faisons de cette épreuve le ‘révélateur’ de notre amour pour Notre Sauveur. Amen