Lorsque l’année liturgique nous invite à célébrer la Transfiguration du Seigneur, et donc à méditer sur sa signification, on se sent débordé de toutes parts. Qu’il s’agisse du Christ lui-même et de la mystérieuse transformation qui se produit dans son être, qu’il s’agisse des paroles célestes qui éclairent quelque peu la scène, ou des protagonistes qui y prennent part, nous sommes aussitôt orientés en plusieurs directions qui mériteraient toutes une égale attention…On ne peut pas tout dire, mais on peut au moins commencer !
Il suffit de regarder une icône de la Transfiguration et d’y voir le Christ au centre, entouré des prophètes et des apôtres, pour être aussitôt au cœur de l’épisode. On comprend immédiatement qu’on a sous les yeux une représentation stylisée de l’histoire de la Révélation. Moïse et Elie résument à eux seuls la Loi et les prophètes : tout l’Ancien Testament – qui lui-même annonce Jésus en le préfigurant. Alors que Pierre, Jacques et Jean – portion choisie du groupe apostolique – représentent bien le peuple de la nouvelle alliance : « Jésus-Christ que le deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre. » Le mot de Pascal revient à la mémoire, comme d’ailleurs celui de St Augustin : « Le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien, et dans le Nouveau l’Ancien est dévoilé. » C’est bien ce que confirme la voix céleste : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le. »
Cependant, Elie et Moïse nous disent encore autre chose. Ce sont les deux prophètes qui ont approché Dieu de plus près dans l’Ancien Testament. « De grâce montre-moi ton visage ! »…La supplication de Moïse devrait être dans toutes nos mémoires. C’est une de plus belles pages de la Bible. Mais il ne verra Dieu que de dos…Quant à Elie, on se souvient de son exode vers l’Horeb et de la révélation qui lui fut faite de la gloire du Seigneur. Non pas dans le feu. Ni dans l’ouragan. Mais dans la brise légère…Retrouver ces deux personnages auprès du Christ transfiguré, c’est comprendre que le désir de voir la face de Dieu qui traverse l’Ancien Testament de part en part, trouve son accomplissement dans la contemplation de la gloire du Christ. Par le fait même, les deux témoins les plus autorisés de la tradition juive attestent pour les fidèles du Christ qu’il est « le Seigneur, à la gloire de Dieu le Père ».
Il y a plus encore ! Si cette scène est en quelque sorte au sommet de l’histoire de la Révélation, elle n’en est pas le terme. Face aux témoins de l’ancienne alliance, les apôtres, représentants de la nouvelle, s’apprêtent à prendre le relais et à transmettre jusqu’à nous l’interprétation et l’accomplissement que Jésus donne en sa personne de l’histoire du salut. Jésus nous apparaît ainsi pour ce qu’il est vraiment : à l’intersection des deux alliances, comme l’essentiel de leur contenu, comme celui qui donne sens à tout ce qui précède comme à ce qui suit. C’est bien ce que les apôtres ont perçu. St Pierre dans sa 2ème épître l’a parfaitement saisi quand il situe le témoignage apostolique sous la lumière directe de la Transfiguration : « Ce n’est pas en suivant des fables sophistiquées que nous vous avons fait connaître la puissance et l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ, mais après avoir été témoins oculaires de sa majesté…Nous étions avec lui sur la montagne sainte »…Saint Jean dira de même : « Nous avons contemplé sa gloire »…
Il n’y a ici aucun doute. Le Seigneur Jésus transfiguré – donnant à ses disciples un avant-goût de ce qu’il sera lors de sa résurrection – nous apparaît ainsi comme l’origine renouvelée de l’histoire du salut et le cœur de ce que nous appelons la Tradition.
Quand je parle ici de Tradition, ce n’est pas par hasard, car le texte de Pierre emploie le vocabulaire spécifique qui s’impose bien dans ce contexte : « Jésus reçut de Dieu le Père, honneur et gloire, lorsque la Gloire pleine de majesté lui transmit une telle parole : ‘ Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur’ ». Pierre, Jacques et Jean ont été les premiers, mais Paul viendra bientôt et passera à son tour le flambeau : « Ce que tu as appris de moi sur l’attestation de nombreux témoins, écrit-il à Timothée, transmets-le à des hommes sûrs, capables à leur tour d’en instruire d’autres ». En situant ainsi la Transfiguration à l’origine de la transmission, il est impossible de dire plus clairement que c’est le Christ Jésus lui-même qui est le cœur de la tradition vivante de l’Evangile. Au cœur même de cette nuée de témoins d’hier, d’aujourd’hui et de toujours qui attestent que « Jésus-Christ est le même, hier et aujourd’hui. Il le sera à jamais. »
Certains passages de l’Evangile nous instruisent immédiatement sur notre agir chrétien : notre manière de les écouter, c’est de les mettre en pratique. D’autres en appellent plutôt à la méditation, à la contemplation : la scène de la transfiguration du Christ est bien de ceux-là. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de retentissement sur notre vie chrétienne. Au contraire, ils l’éclairent d’une lumière irremplaçable. Car notre agir tout entier est commandé par la fin que nous poursuivons. Or la Transfiguration du Christ n’est pas présente seulement à l’origine ni dans le souvenir de notre foi : elle est aussi et tout autant au terme de notre espérance. C’est vers elle que nous allons, car nous aussi nous serons façonnés à l’image du Christ transfiguré : « Nous lui serons semblables, car nous le verrons tel qu’il est »…Si nous obtenons la grâce de la filiation adoptive par le baptême, la Transfiguration nous montre par avance la clarté de la gloire du Fils par nature à laquelle nous destine le baptême. Amen