En 1925, Pie XI institue la solennité du Christ-Roi. Au sortir du carnage de la Première Guerre mondiale, il paraît urgent d’invoquer le Christ roi de paix. De plus, en 1917 la Russie est devenue communiste, donnant au monde un modèle de régime athée, et il faut rappeler qu’aucune société ne peut se bâtir sur le refus de Dieu. Enfin, l’essor des Missions commence à être contesté au motif que chaque peuple est fondé à conserver sa propre tradition religieuse, et il faut donc témoigner que la seigneurie du Christ n’a pas de frontières : tout homme a vocation à intégrer le Corps du Christ qu’est l’Église. Mais maintenant, célébrer la fête du Christ-Roi a-t-il toujours du sens ?
Oui, d’abord parce que tout l’Évangile proclame que Jésus est roi. Mais cette royauté de Jésus n’est pas évidente. À l’instar d’Isaïe qui se plaignait : « En vérité, tu es un dieu qui se cache, Dieu d’Israël, sauveur » (Is 45, 15), nous pourrions déplorer : « Vraiment, Jésus-Christ est un roi qui se cache ! » Où se cache-t-il ? Où est la cachette du Roi de gloire ? Jésus se cache dans les pauvres. Au jour du Jugement, on demandera : « Mais où étais-tu, pour que je puisse te servir ? » (Mt 25, 31-46). Et Jésus répondra : « J’étais là, pauvre parmi les pauvres. » « Les pauvres sont nos maîtres », enseignait saint Vincent de Paul, et s’ils le sont vraiment, c’est parce qu’en eux se révèle Jésus, Roi de gloire caché sous des dehors d’humilité.
Dans l’Évangile, la royauté de Jésus est cachée dès le départ. Le contraste est saisissant entre le roi imposteur dans son palais, Hérode, et le vrai roi dans son étable, Jésus. Mais les mages ne s’y trompent pas et viennent adorer l’enfant de la crèche, précédés par les bergers. Des mages et des bergers, comme pour indiquer que ce roi tient à la fois du prêtre et du pasteur. Le petit roi de la crèche règne d’ores et déjà sur les savants comme sur les humbles, sur les païens comme sur les juifs. Puis au cours de son ministère public, la royauté de Jésus demeure cachée. Une seule fois Jésus accepte d’être traité comme un roi : lors de son arrivée à Jérusalem où il se laisse proclamer roi d’Israël. Mais en dépit des rameaux portés par la foule, cette entrée triomphale n’est pas celle d’un roi de la terre, puisqu’il vient dans le dénuement, monté sur un humble ânon.
C’est le procès de Jésus et sa mort sur la Croix qui révèlent sa royauté au monde. À travers le dialogue avec Pilate, à travers la dérision des soldats qui revêtent Jésus d’un manteau de pourpre et d’une couronne d’épines, à travers l’écriteau placé au sommet de la Croix portant : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs », la vérité éclate : Jésus est bien le roi de gloire, qui accomplit son règne par son sacrifice sur la Croix, sa mort puis sa résurrection. Comme de juste, le seul à comprendre cette nature particulière de la royauté du Christ est un pauvre, le bon larron, qui demande à Jésus de « se souvenir de lui quand il viendra dans son royaume ». La Croix est le trône du Christ, depuis lequel il commence à juger le monde, en séparant les brebis des boucs.
Une objection se présente. Nous célébrons le Christ-Roi. Or toute la Trinité règne sur l’univers, du fait de la Création et de la Providence : dans l’indivisible unité de son essence, Dieu est cause de tous les êtres, qu’il crée et conserve dans l’être à chaque instant. Il les gouverne tous en les ordonnant à leur fin qui est lui-même. Dès lors, si toute la Trinité règne, en quoi le Christ est-il roi à titre spécial ?
Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, est roi par droit de naissance : depuis sa conception, sa nature humaine est assumée par la personne divine du Verbe, qui possède la royauté de Dieu dans l’ordre de la Création et de la Providence. Mais à ce droit de naissance s’ajoute pour le Christ un droit de conquête qui est aussi un droit du sang : par sa mort et sa résurrection, Jésus acquiert une royauté supplémentaire dans l’ordre de la Rédemption. Par sa vie terrestre, Jésus a mérité d’être roi de toutes les créatures sauvées, reprenant par droit de conquête et droit du sang ce qu’il possédait déjà par droit de nature. En donnant sa vie par amour, Jésus a repris ce que le Diable, Prince de ce monde, avait usurpé. De même que Jésus a remporté la victoire sur Satan au prix de l’impuissance apparente qui lui fit accepter la mort, l’homme doit, à force d’humilité, se soumettre entièrement au règne de la grâce. Le Christ veut être obéi, servi, et aimé, sans aucun rival dans le cœur de ses fidèles. Certes, rien ne s’impose au Christ de l’extérieur, aucune loi n’entrave son pouvoir en dehors de la loi d’amour et sagesse qu’il s’est lui-même donnée. Au contraire, c’est lui le législateur par excellence, qui accomplit la Loi ancienne et donne la Loi nouvelle des Béatitudes, qui ne passera jamais. Mais le règne du Christ devient effectif à mesure que le consentement des hommes à cette Loi nouvelle se fait plus entier. Au fond, le règne du Christ n’est réalisé en perfection que là où il est aimé. C’est d’ailleurs parce que Jésus-Christ est aimé qu’il suscite des dévouements qu’aucun pouvoir politique ne peut revendiquer.
Le règne du Christ au sens d’une vie sociale et politique inspirée en profondeur par l’Évangile n’a pas beaucoup avancé depuis 1925 ! Et en dépit de nos efforts, le Christ ne sera jamais autant roi qu’il le devrait. Il y a 2000 ans, Jésus annonçait que son Royaume était « déjà parmi nous » tout en laissant entendre qu’il ne trouverait son plein épanouissement que dans la gloire. C’est la dialectique du déjà là et du pas encore qui caractérise toute la vie chrétienne : tout est toujours déjà donné, mais il y a un déploiement progressif de ce don de grâce dans l’histoire de chaque personne et du monde entier. Depuis son Incarnation jusqu’à son retour glorieux à la fin des temps, il y a un fossé entre la royauté du Christ de droit et sa royauté de fait.
Ce qui vaut au niveau collectif — l’Église, la nation, telle institution — vaut aussi au niveau personnel. La royauté sociale du Christ (dans les structures politiques, économiques et sociales) ne doit pas faire oublier la royauté du Christ dans le cœur de chaque chrétien. Il serait beau d’avoir des institutions chrétiennes, mais encore faut-il avoir des chrétiens à mettre dedans. C’est que nos cœurs sont partagés entre le règne du Christ et le règne du moi, voire le règne du Diable.
En servant le Christ, nous régnons avec lui, et plus nous lui sommes soumis, plus nous régnons. À nous de vivre cette aventure de la sainteté pour que le Christ règne ! Amen