En ce temps-là, Jésus fut conduit dans le désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable. Plus loin il est dit : « Le diable l’emmène dans la Ville Sainte » ; et encore, « Il l’emmène sur une montagne très haute. ». Ceci porte habituellement certains à se demander par quel esprit Jésus fut conduit au désert. Mais nous devons croire comme assuré, et hors de question, qu’il fut conduit au désert par le Saint-Esprit. Ainsi son Esprit l’a conduit là où l’esprit malin le trouvera pour le mettre à l’épreuve. Mais, quand il est dit que l’Homme-Dieu fut emmené par le diable sur une haute montagne ou dans la Ville Sainte, voilà que l’âme se refuse à le croire ; les oreilles humaines ont horreur de l’entendre. Or, si nous réfléchissons à d’autres faits le concernant, nous verrons que ceux-ci ne sont pas incroyables.
Le diable est sans aucun doute le chef de tous les méchants, et tous les méchants sont les membres de ce chef. Pilate n’était-il pas membre du diable ? Les Juifs qui persécutèrent le Christ, et les soldats qui le crucifièrent n’étaient-ils pas membres du diable ? Pourquoi donc s’étonner que le Sauveur ait permis au diable de le conduire sur une montagne, puisqu’il a supporté aussi d’être crucifié par les membres d’un tel chef ? Il n’était pas indigne de notre Rédempteur de vouloir être tenté, lui qui était venu pour être tué. Il était juste, au contraire, qu’il triomphât de nos tentations par les siennes, comme il était venu vaincre notre mort par sa mort (cf. He 2, 18). Sachons cependant que la tentation agit de trois façons : par la suggestion, par la délectation (complaisance) et par le consentement. Nous-mêmes, lorsque nous sommes tentés, nous glissons généralement dans la délectation, ou même dans le consentement ; car propagés de la chair du péché, nous portons en nous l’origine même des combats à endurer. Mais le Dieu qui s’était incarné dans le sein d’une Vierge et qui était venu dans le monde sans péché ne portait en lui aucune contradiction. Il a donc pu être tenté par suggestion, mais la délectation du péché n’a pas eu de prise sur son esprit. Toute cette tentation diabolique fut pour lui extérieure, sans rien au-dedans. En examinant le déroulement de la tentation du Seigneur, nous pourrons sonder avec quelle ampleur nous sommes délivrés de la tentation. L’antique ennemi s’est dressé contre le premier homme, notre ancêtre, par trois tentations : il l’a tenté par la gourmandise, la vaine gloire et l’avarice ; tentations victorieuses, puisqu’il se soumit Adam en obtenant son consentement. C’est par la gourmandise qu’il l’a tenté en lui montrant le fruit défendu de l’arbre et en le persuadant de le manger. C’est par la vaine gloire qu’il l’a tenté en disant : « Vous serez comme des dieux. » (Gn 3, 5). Et c’est par un surcroît d’avarice qu’il l’a tenté en ajoutant : « Vous connaîtrez le bien et le mal. » En effet, l’avarice n’a pas seulement pour objet l’argent, mais aussi les honneurs. On parle à bon droit d’avarice à propos de la poursuite désordonnée des honneurs. Car si ravir des honneurs ne relevait pas de l’avarice, jamais Paul n’aurait dit du Fils unique de Dieu : « Il n’a pas considéré qu’être l’égal de Dieu serait ravir quelque chose. » (Ph 2, 6). C’est donc en excitant dans notre ancêtre le désir avide des honneurs que le diable l’a entraîné à l’orgueil. Mais c’est par les moyens mêmes qui lui avaient servi à terrasser le premier homme que le diable succomba devant le second [Jésus] quand il le tenta. Il le tente par la gourmandise en lui demandant : « Ordonne que ces pierres deviennent des pains »; il le tente par la vaine gloire en lui disant : «Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas» il le tente par le désir avide des honneurs lorsqu’il lui montre tous les royaumes du monde en déclarant : «Tout cela, je te le donnerai si, tombant à mes pieds, tu m’adores.» Mais le diable est vaincu par le second homme grâce aux mêmes moyens que ceux qu’il se glorifiait d’avoir utilisés pour vaincre le premier homme. Et celui-ci, ayant ainsi fait prisonnier le diable, l’expulse de nos cœurs par l’accès même qui lui avait permis d’y entrer et de les tenir en son pouvoir. Il y a autre chose que nous devons considérer dans la tentation du Seigneur : c’est que tenté par le diable, il lui répond par des sentences de l’Ecriture Sainte ; il pouvait précipiter son tentateur dans l’abîme en usant de la Parole qui constituait son être, mais il n’a pas manifesté son pouvoir personnel, se limitant à répondre par des préceptes de la divine Ecriture. Il l’a fait pour nous donner l’exemple de sa patience, et nous inviter ainsi à recourir à l’enseignement plutôt qu’à la vengeance chaque fois que nous avons à souffrir de la part d’hommes pervers. Voyez quelle est la patience de Dieu, et quelle est notre impatience ! Nous autres, nous sommes emportés de fureur pour peu que l’injustice ou l’offense nous atteignent, et nous nous vengeons autant que nous le pouvons, ou menaçons du moins de le faire si nous ne le pouvons pas. Le Seigneur, lui, a enduré l’hostilité du diable, et il ne lui a répondu qu’avec des paroles de douceur. Il a toléré celui qu’il pouvait punir, afin de mériter d’autant plus de gloire qu’il triomphait de son ennemi en le supportant pour un temps au lieu de l’anéantir. Il faut encore remarquer ce qui suit : quand le diable l’eut quitté, les anges le servaient. Ce fait montre bien l’existence de deux natures dans sa personne unique. Il est homme, puisqu’il est tenté par le diable ; et il est Dieu, puisqu’il est servi par les anges. Sachons donc reconnaître en lui notre nature, car si le diable ne discernait pas en lui un homme, il ne le tenterait pas. Vénérons en lui sa divinité, car s’il n’était pas comme Dieu au-dessus de tout, jamais les anges ne le serviraient.
Puisse cette méditation nourrir notre sainte Quarantaine ! Amen